19 avril 2022

Assistance à maîtrise d’usage et programmation architecturale, une complémentarité d’expertises

Depuis plus d’une dizaine d’années, nous œuvrons au service de projets bâtimentaires et urbains, avec pour mission de mieux intégrer les usages et le point de vue des usagers dans les futurs programmes architecturaux.

par Matthew Marino

Traditionnellement, le programme — une traduction de la vision des donneurs d’ordre en cahier des charges pour les futurs maîtres d’œuvre — est réalisé par des programmistes. Mais un nombre croissant d’acteurs publics et privés expérimentent l’intégration de designers de services (ou de divers autres professionnels apportant notamment un regard centré usagers) dans l’élaboration des programmes pour construire ou rénover hôpitaux, institutions culturelles, sites patrimoniaux, tiers-lieux, logements ou lieux de travail. Et deux questions reviennent fréquemment, pour ne pas dire systématiquement : « En quoi l'assistance à maîtrise d’usage est-elle différente de la programmation ? » et « Pourquoi investir dans cette expertise supplémentaire ? ».

Fort·e·s d’une douzaine de collaborations réalisées avec des commanditaires ayant eu l’audace (ou la folie, c’est selon…) de faire appel à nos services en plus des programmistes, nous nous sommes forgé·e·s quelques convictions. Mais avant de se lancer, revenons aux bases, et précisons ce que nous entendons par "l'assistance à maîtrise d'usage”, terme bien moins répandu que la programmation architecturale ou bâtimentaire, et précisons les enjeux auxquels répond cette pratique.

L'assistance à maîtrise d’usage, c’est quoi ?

Compte tenu de la relative jeunesse du sujet et de l’hétérogénéité des acteurs, il existe de multiples conceptions de la pratique. Les quelques lignes ci-dessous présentent la vision que nous défendons chez User Studio :

L'assistance à maîtrise d’usage est l’art d’imaginer et d’éprouver l’expérience que vivront les futurs usagers d’un établissement et de son écosystème de services, en amont de sa construction.

Cette expertise, complémentaire de celle des programmistes, contribue à mieux refléter dans les programmes architecturaux les aspirations, les modes de vie, et les attentes de toutes les parties prenantes qui feront vivre les lieux, de la direction générale aux bénéficiaires finaux en passant par les agents de terrain.

Pourquoi est-ce important ?

À l’heure de la crise écologique, de la numérisation de tous les aspects de la vie et de l'accroissement des inégalités sociales, chaque organisation est amenée à questionner son modèle d’établissement pour incarner un projet d'avenir souhaitable. Prenons l’exemple d’un immeuble aux usages hybrides au service d’une communauté d’acteurs engagés dans la vie économique et sociale du quartier : derrière la vision se posent des dizaines de questions d’usages qui doivent être savamment réfléchies, conçues et éprouvées pour que son fonctionnement quotidien se transforme en réalité.

La durée de vie d'un bâtiment se compte en décennies. Cette durée suggère que l’on anticipe l’évolution des besoins et pratiques de toutes les populations susceptibles d’en profiter pour encourager son adaptation sur le long-terme. Et à défaut de pouvoir tout envisager, que l’on élabore des scénarios d’usages valorisant la versatilité, la frugalité et/ou une certaine capacité de reconversion.

Enfin, lorsque qu'un projet arrive au stade de la maîtrise d’œuvre, il est généralement trop tard pour traiter ce type de problématiques avec la marge de manœuvre requise, un cahier des charges architectural circonscrivant déjà les choix de conception à des contours bien délimités.

En quoi est-ce complémentaire du travail des programmistes ?

Au service d’une ambition commune (créer le programme le plus juste possible), la maîtrise d’usages diffère de la programmation par son échelle d’intervention et son approche. Nous retenons six points principaux : 

  • 1Une implication de toutes les parties prenantes
  • 2Un zoom à l’échelle des usages et de l’expérience vécue
  • 3Des entrants et inspirations multiples tout au long du projet
  • 4L'exploration de formes nouvelles, en avance de phase
  • 5Des moyens de travail facilitant la projection et l’expérimentation
  • 6Des orientations aspirationnelles et sensibles

1. Une implication de toutes les parties prenantes

CH Cholet, Co-construire avec toutes les parties prenantes. Patients et soignants ont été associés pour concevoir l’expérience future des urgences.

La programmation architecturale s’appuie traditionnellement sur la vision et les besoins formulés par les directions d’un établissement. L'assistance à maîtrise d’usage cherche quant à elle à toucher l’ensemble des parties prenantes, qu'elles soient internes (par exemple, toutes hiérarchies et fonctions dans le cas d’un établissement public, ou les habitants dans le cas d’un logement) ou qu'elle relèvent de l'externe (les visiteurs, les riverains, etc.).

imaginer ou tester des visions futures en impliquant […] tous les publics concernés.

En effet, des temps de concertation, de co-construction ou d’expérimentation permettent d’imaginer ou tester des visions futures en impliquant des représentants de tous les publics concernés. Les problématiques sont démêlées au-delà des silos traditionnels et l’adhésion au projet est renforcée.

2. Un zoom à l’échelle des usages et de l’expérience vécue

RATP, Concevoir l’expérience voyageur de la future ligne 14. Nous avons conçu le parcours d’un voyageur étranger et les services associés.

Les programmistes font un formidable travail de traduction de la vision du donneur d’ordre en grands axes fonctionnels et techniques. L'assistance à maîtrise d’usage vient l’enrichir à l'échelle d'une maille plus fine : les parcours usagers et l’expérience ressentie par les destinataires.

enrichir [la vision] à une maille plus fine : les parcours usagers et l’expérience ressentie par ses destinataires.

L'identification et la scénarisation des temps forts d’une journée, d’une semaine, d’un mois, autour de cas d’usage précis permet de faire émerger les attentes des acteurs du lieu et d’esquisser des premiers parcours ou opportunités de services. Ces recherches permettront de dégager des orientations fonctionnelles ou aspirationnelles qui viendront alimenter le travail du programmiste.

3. Des entrants et inspirations multiples tout au long du projet

Entrants et inspirations

RATP, Cartographier les enjeux de société et d'exploitation pour la future expérience voyageur d'une extension de ligne de métro.

L'assistance à maîtrise d’usage puise parmi des entrants et sources d’inspirations variés pour cerner les enjeux, affiner les problématiques à traiter, ouvrir de nouvelles perspectives et imaginer les visions qui orienteront le programme. Sans être exhaustifs, ou présupposer d'un contexte bâtimentaire particulier, nous pouvons citer :

  • Des entrants prospectifs, sociologiques ou sectoriels pour comprendre les enjeux économiques et sociétaux
  • Des entrants organisationnels, de modèles d’affaire, pour cerner les contraintes à intégrer, voire les leviers sur lesquels le nouvel espace pourrait influer
  • Des benchmarks expérientiels vis-à-vis les problématiques identifiées (ex : accueillir, se restaurer, etc.) pour s'accorder sur les standards et les opportunités de différenciation
  • Une sélection de projets bâtimentaires, urbains ou architecturaux inspirants, issus de tous secteurs
  • Des explorations philosophiques, permettant de décadrer le regard sur la raison d’être du lieu, par exemple

4. L'exploration de formes nouvelles, en avance de phase

Formes nouvelles

Fabrique des Territoires Innovants, exploration de nouvelles formes bâtimentaires aux usages mixtes, dans le cadre de la consultation "Réinventer Paris", 2015.

Bien entendu, la programmation n'a pas vocation à proposer de mises en forme. Cependant, l'assistance à maîtrise d'usage profite de ce temps amont, où le cahier des charges encore en construction offre une certaine marge de manœuvre, pour explorer de nouvelles formes d'accueils, d'aménagements, de signalétiques, etc. Ce travail de conception, réalisé en chambre par les designers, souffre parfois d’une moindre valeur perçue au yeux des acteur·rice·s du projet comparativement aux temps de co-construction ou d'expérimentation des maquettes. Il s’agit pourtant d’un ingrédient incontournable et déterminant d’une assistance à maîtrise d’usage réussie.

un ingrédient incontournable et déterminant d’une maîtrise d’usage réussie.

5. Des moyens de travail facilitant la projection et l’expérimentation

Maquettes et dessins

HUS Strasbourg, Inventer et tester l’accueil en hôpital de jour. Nous avons testé avec les futurs usagers des concepts d’hospitalité.

Là où les programmistes réalisent principalement des textes et des schémas, l'assistance à maîtrise d’usage privilégie un langage visuel et tangible : le dessin, des scénarios d’usage, des maquettes. Il s’agit de se projeter sur des problématiques et des hypothèses qui ne pourraient être perçues à l’échelle des grandes masses fonctionnelles.

se projeter sur […] des hypothèses qui ne pourraient être perçues à l’échelle des grandes masses fonctionnelles

Ces modes de représentation créent un climat favorable au dialogue entre les parties prenantes et libèrent les imaginaires. Ils n’ont cependant pas pour objectif d’intégrer le programme en l’état et sont ainsi re-traduits textuellement et schématiquement pour respecter le formalisme d’un programme, et laisser la juste part d’interprétation aux futurs maîtres d'œuvre.

6. Des orientations aspirationnelles et sensibles

Orientations aspirationelles

RATP, Transmettre les orientations aspirationnelles. Nous avons conçu des textes illustrés pour transmettre la philosophie du projet.

Habituellement, les programmes se consacrent principalement aux orientations fonctionnelles et techniques. Or, une vision cible se compose également d’intentions aspirationnelles, relativement abstraites et sujettes à moult interprétations, tant qu’elles restent exprimées par l’intermédiaire de discours. Notre intervention s’attache ainsi à les traduire et décliner sous des formes plus concrètes, à l’échelle de la vie quotidienne (future) des acteur·rice·s concerné.e.s, pour guider et inspirer les maîtres d'œuvre. N’est-ce pas d’ailleurs la manière d’accéder à l’offre, l’esprit des lieux, ou la façon d’être accueillie qui forgent une expérience mémorable ?

N’est-ce pas d’ailleurs la manière d’accéder à l’offre, l’esprit des lieux, ou la façon d’être accueillie qui forgent une expérience mémorable ?

Ces orientations programmatiques « aspirationnelles et sensibles » peuvent, par exemple, s’incarner aux travers de textes narratifs dont le contenu et la forme stylistique valorisent la vocation sociétale du lieu, sa personnalité, et les ressentis à venir de ses publics.

Pourquoi investir dans l'assistance à maîtrise d’usage ?

Tous les projets n’ont pas la chance de bénéficier de l’apport d’un·e programmiste ou d’un programme formalisé. On pourrait ainsi légitimement se demander s’il est pertinent “d'alourdir” le budget de cadrage des conditions de réalisation du projet bâtimentaire avec un travail additionnel d'assistance à maîtrise d’usage.

Même s’il n’est pas toujours évident de mesurer quantitativement le retour sur investissement d’une telle démarche, il est néanmoins possible d'apprécier ses apports et bénéfices qualitatifs, tant pour les acteurs du projet que pour le programme lui-même, et à terme, le nouveau lieu.

Pour les acteur·rice·s du projet :

  • Aider la maîtrise d’ouvrage à traduire la vision politique et conceptuelle de la direction générale en orientations et scénarios concrets
  • Aider les différentes directions de l’établissement à mieux dialoguer et converger, en s’appuyant sur une vision centrée usager comme véritable liant pour affiner les grands besoins programmatiques
  • Aider les programmistes (et les directions en lien direct avec les publics) à intégrer les (futurs) usages structurants dans le dimensionnement des espaces et les orientations diverses

Pour le programme :

  • Plus de représentativité des aspirations et réalités de vie de l’ensemble des destinataires du lieu
  • Plus d'exhaustivité pour les orientations : fonctionnelles, techniques, d’usages, aspirationnelles, sensibles…
  • Plus de clarté et de parti pris affirmés (permettant d’éviter de trop grandes interprétations par la maîtrise d’œuvre, ou l'expression de non-choix de type « salles polyvalentes à tous les étages »)

Pour le futur lieu :

  • Plus d’attractivité et de singularité pour le futur lieu et l’expérience qu’il propose, le distinguant des alternatives
  • Moins des travaux correctifs à posteriori, une fois le nouvel établissement mis en service (et quand on connaît la complexité et le coût pour engager de nouveaux travaux, ça donne envie de tout faire les minimiser !)

Articuler l'assistance à maîtrise d’usage et l’accompagnement des programmistes

Trois articulations principales se dessinent pour coordonner la maîtrise d’usage et la programmation architecturale et urbaine, et présentent chacune leurs atouts et limites :

  1. L'assistance à maîtrise d’usage intervient en amont du travail du programmiste pour alimenter ses scénarios, le pré-programme et le programme. Ici, la question des usages est centrale dans la conceptualisation de la vision bâtimentaire. Cet angle d'attaque permet d’explorer l’expérience cible du futur établissement – voire de nouvelles caractéristiques de l’établissement lui-même et de son écosystème de services – avec une certaine latitude. Quand on souhaite se démarquer avec une offre radicalement différente des standards du domaine, ou toucher des publics qui ne se reconnaissent pas dans les référentiels existants, cette façon de faire est souvent adaptée. Sans que cela ne soit une fatalité, les calendriers et les budgets requièrent une plus grande souplesse que les approches présentées ci-dessous.
  2. L'assistance à maîtrise d’usage opère en parallèle du travail du programmiste pour l'enrichir par boucles itératives. Cette deuxième logique est celle du pragmatisme, et le fonctionnement privilégié lorsque les calendriers sont davantage contraints. En général, les programmistes défrichent les premières orientations fonctionnelles, et la maîtrise d’usage s’y inscrit pour les enrichir et minimiser les angles morts qui surgissent lorsqu’on regarde les usages de plus près. Dans tous les cas, il est préférable qu’une discussion ait lieu entre les deux expertises, avant d’engager le chantier, pour veiller à la cohérence des délais et des modes de collaboration. Par ailleurs, ce format nécessite une priorisation des sujets à approfondir bien plus régulière et franche que ci-dessus.
  3. Partir d’un programme pour appuyer la réponse d’un architecte. C’est l’option à laquelle il est possible de recourir lorsque les maîtres d'œuvre héritent d’un cahier des charges peu étoffé en matière d’usages. Cette assistance à maîtrise d’usage devra se circonscrire aux contours préalablement définis par le programme, et présente probablement la marge de manœuvre la plus limitée pour esquisser les parcours des futurs habitants des lieux. Mettre en évidence toutes les interactions qui interviennent dans l’expérience vécue par les usagers, identifier des fonctions périphériques à l’activité principale du lieu, ou préconiser de premières intentions d’architecture intérieure et de signalétique sont quelques exemples des recommandations envisageables lorsque l'assistance à maîtrise d’usage survient plus en aval. Aussi, ce format suppose une association d’architectes et de designers de services sachant tirer le meilleur parti de leurs savoir-faire respectifs.

Quel que soit le mode d’intervention privilégié pour la maîtrise d’usage, il existe une multitude de nuances méthodologiques à construire au cas par cas, au regard des objectifs, du sujet, des interlocuteurs, du calendrier, et du budget.

il existe une multitude de nuances méthodologiques à construire au cas par cas

Comme souvent, lorsqu’il s’agit de s’engager avec des designers de services, le temps de discussion pour s’accorder avant de commencer une mission est primordial.

GHU Paris, Poser les parcours des différents usagers d’un service psychiatrique. Les parcours usagers ont permis aux architectes d’intégrer tous les usages.

Pour s’immerger davantage dans le sujet…

Si vous souhaitez en savoir plus, nous vous invitons à consulter quelques-unes de nos références qui ont fait l’objet d’une assistance à maîtrise d’usage :

  • Nous avons accompagné les urgences du CH de Cholet dans leur restructuration en co-construisant les contours d'une expérience plus douce pour les patients, leurs proches et les soignants.
  • Toujours dans la santé, nous avons aidé les patients d’un hôpital de jour des HUS de Strasbourg à se repérer dans l’espace, réduire l’impact lié à leurs troubles cognitifs et permettre aux soignants de se concentrer sur leur mission.
  • Convaincue de la nécessité d'hybrider les usages des lieux de vie dans nos territoires, la Fabrique des Territoires Innovants souhaitait incarner son approche dans sa candidature à l’appel à projets Réinventer Paris. Nous l’avons aidé à imaginer l’expérience des futurs usagers de Sully Morland.
  • Quand la Mairie de Paris fait le constat que la Tour Eiffel n'offre pas une expérience d'accueil à la hauteur de sa renommée, elle lance alors un concours d’urbanisme. User Studio est intervenu, en amont de ce concours, sur un temps contraint pour immerger les parties prenantes dans l’expérience de visite et surtout imaginer des nouveaux services à même de la réinventer.