Le sujet de la « recherche de la solution » est souvent mis sur la table dans notre métier. Qu’il s’agisse de trouver le « plus court chemin » pour amener un client de la page d’accueil d’un site marchand jusqu’à l’acte d’achat, ou de « cracker » la solution pour que des patients impatients arrêtent de faire les cent pas dans un service d’urgences, les exemples ne manquent pas quel que soit le secteur. Même notre grand manitou John Maeda nous parle de solution, et ce dans rien de moins que la définition du design vis-à-vis de l’art : « Design is a solution to a problem. Art is a question to a problem. » Malgré le côté séduisant de la formule, John a-t-il encore une fois vu juste ?
Proposition
Selon Wikipedia « dans le langage courant, une proposition représente toute chose soumise à approbation, appréciation ou délibération par un individu à un autre. »
Dans notre cas, l’art de proposer le design d’une forme, d’une expérience, d’un service revient en effet à offrir une approche singulière d’une situation, en fonction de nombreux paramètres tels que le contexte spatio-temporel, socio-économique, culturel, esthétique... proposition susceptible d’emporter l’adhésion de ses destinataires ou commentateurs, ou au contraire d’engendrer le rejet. Un art relatif en somme, qui consiste à concevoir un objet éventuellement consensuel, parfois incongru ou insolite, et souvent un peu au milieu de tout ça.
Solution
Toujours selon notre vénéré et vénérable Wikipedia, « Le terme solution vient du grec lusis. D'une manière générale, il désigne une action permettant de surmonter un problème. On le retrouve dans plusieurs domaines : mathématiques, chimie, informatique, etc. ».\ En mathématiques, on parle justement de « résoudre une équation », d’en trouver la solution unique. Ou les deux uniques solutions quand il s’agit d’une équation du second degré — c’est la même chose sur le fond.
L’art de solutionner repose ainsi plutôt sur l’idée de résoudre un problème, trouver l’unique chemin ou les quelques chemins. Très pragmatiquement, de réussir à défaire un nœud. D’arriver à bon port le plus rapidement possible. De faire ce qu’on doit faire efficacement.
Sorry John, this time you’re wrong
Le design, ce n’est pas le truc qui permet de trouver la solution à un problème.
Vous l’aurez compris : de notre point de vue, l’adage de Maeda est trop simpliste. Le design, ce n’est pas le truc qui permet de trouver la solution à un problème. Ou tout du moins, réduire le design à ça, c’est vraiment dommage.
Le design c’est plutôt une approche infiniment nuancée du monde qui nous entoure, qui cherche à adresser une situation identifiée comme anormale, améliorable ou simplement déclinable en créant du sens à travers des formes, des objets, des artefacts dédiés aux humains. Une approche du monde qui permet de créer des choses singulières et désirables pour que les humains se sentent mieux, dans plein de situations de leur vie courante.
Une affaire de conviction, de vision pour le design
Notre envie d’ouvrir ce débat vient de cette tendance que nous sommes nombreux à avoir identifiée ces derniers temps, qui tente de promouvoir l’UX design en particulier en expliquant qu’il permet l’amélioration de l’ergonomie et le perfectionnement d’un parcours pour amener un utilisateur d’un point A (ex: la page d’accueil d’un site de e-commerce) à un point B (ex: le paiement du panier). Un peu comme si, à l’instar de l’algorithme que l’on optimise pour calculer le plus court chemin du point A au point B, il n’existait qu’un seul bon parcours, qu’une seule approche pour fournir une expérience. Ou seulement quelques-unes, mais qu’il ne fallait dans tous les cas ne jamais « sortir du brief ». Un peu comme si l’on pouvait réduire le design d’une expérience à un simple flow de wireframes.
Le design ce n’est ni de l’ergonomie, ni du solutioning basé sur l’écoute d’utilisateurs qui auraient des problèmes et des besoins
Pourtant le design ce n’est ni de l’ergonomie, ni du solutioning basé sur l’écoute d’utilisateurs qui auraient des problèmes et des besoins. Même si ces deux composantes sont intéressantes à intégrer parmi tant d’autres, chez User Studio nous pensons que les designers ont avant tout pour mission d’aider leurs clients à mûrir, à grandir, plutôt que de leur fournir une solution toute propre et circonscrite à un problème — qui ne peut répondre en réalité qu’à une partie limitée de leurs attentes. Nous pensons que les designers ont aussi pour rôle de questionner le brief, de remettre en question le cahier des charges. Il ne s’agit en effet pas tant pour nous de traiter exactement un problème en en fournissant une résolution, mais plutôt d’offrir un regard original sur un sujet et de produire une proposition pertinente, charmante, utile… qui va éventuellement ouvrir ledit sujet, en donner une lecture décalée qui suscitera le débat et fera entrer notre client dans une dimension plus ambitieuse qu’il ne l’imaginait initialement. Bien entendu ce n’est pas toujours possible, selon le brief, selon le budget, et c’est toujours plus compliqué que de promettre une solution clef en main. Mais de notre point de vue, le bénéfice pour nos clients est d’autant plus grand lorsque l’on prend cette peine.
Une métaphore
Pour illustrer, imaginons que nous nous situons dans un monde parallèle. Dans ce monde, le cinéma existe, on y va seul.e, entre ami.e.s ou en famille pour profiter des films qui y sont présentés — pour rire, pleurer, se divertir. Jusqu’ici rien que de très normal. Mais dans ce monde, qui ressemble quand même beaucoup au nôtre, une chose diffère : rien n’a été prévu pour le confort des spectateurs pendant la séance. Les propriétaires de salles n’ont en effet pas pris le soin de travailler sur l’expérience des spectateurs, concentrés qu’ils sont sur l’achat des meilleurs films à diffuser auprès de leur public : ainsi quand on va au cinéma on reste debout, on s’adosse contre un mur, on s’assied par terre, on apporte son propre coussin, sa chaise pliante, etc.
Love seats, design Martin Szekely — origine photo MK2
Jusqu’au jour où un groupe de designers se met à réfléchir au sujet du « confort des spectateurs pendant une séance de cinéma ». Les propositions pleuvent :
- Des sièges, très confortables et profonds, rangés en ligne… comme nous les connaissons dans les salles de cinéma de notre monde à nous
- La location de sièges pliants, à installer où l’on souhaite dans la salle
- L’installation de hamacs et la projection des films au plafond
- La suspension de tous les spectateurs au plafond et la projection des films au sol
- La proposition d’une expérience de cinéma sur plusieurs écrans à la fois disposés sur une sphère, avec tous les spectateurs installés tout autour sur des drones stationnaires
- La projection des films en plein air pour permettre aux spectateurs de venir en voiture pour les regarder
- La création d’un restaurant au milieu de la salle de cinéma avec de nombreux écrans de projection dans toutes les directions qui permettent de fournir un visionnage à tous les convives
- Un service pour permettre aux spectateurs d’emporter un projecteur et les films chez eux pour les visionner dans leur canapé ou leur lit
- La projection des films en hologrammes au milieu d’une place publique avec les gens installés sur leurs balcons ou aux terrasses des cafés
Cinema Paradiso Grand Palais, MK2
Chacune de ces propositions est pertinente, pour une raison différente. Même les plus farfelues ont leur raison d’être. Certaines s’éloignent un peu du brief initial, voire carrément du cinéma, ne répondent que partiellement au problème posé du confort des spectateurs pendant la séance, mais ouvrent des opportunités d’usage, d’exploitation commerciale. Par exemple les hamacs permettent d’éviter que les personnes assises devant gênent celles de derrière; la projection au sol peut être géniale dans le cas d’un film sur les abysses ou les trous noirs; la location de siège pliants qu’on peut organiser comme on souhaite est agréable pour les grands groupes d’amis; la projection de films en plein air c’est tout simplement génial en été; emporter les films chez soi pour les regarder dans son lit, c’est pas mal non plus.
Peut-on estimer que l’une des propositions est optimale et pourrait constituer la fameuse solution au problème ? Serait-elle celle qui procure le meilleur confort, qui génère les meilleurs profits, qui engendre la plus belle expérience cinématographique ? Le confort n’est-il pas justement à mettre en perspective avec la qualité de l’expérience cinématographique ? En ce sens, le travail du designer ne rejoint-il pas le sujet de la proposition de valeur ?
Proposition de valeur unique
Tordons le cou à une dernière idée : le flou artistique dans lequel nous autres designers aimerions parfois nous complaire par rapport à la manière de gagner de l’argent avec les produits et services sur lesquels nous travaillons.
Le fait d’émettre des propositions plutôt que des solutions ne rend pas plus floue l’approche des designers, ne la rend pas moins « business oriented ». Une fois n’est pas coutume, prenons exemple sur une notion issue du marketing : dans cette discipline, la proposition de valeur unique (PVU) est le projet différenciant que propose une entreprise. Nous trouvons en effet intéressant de considérer la notion de « proposition » dans ce contexte : elle assume que l’on peut trouver une infinité de propositions sur le marché. Et la création d’une valeur unique, dans ce contexte, n’est absolument pas antinomique : choisir de suivre une proposition spécifique, parmi tant d’autres, permet bien de se démarquer, d’être identifié. Il existe par exemple une infinité de bars différents à Paris : il n’empêche que celui qui se spécialise dans la diffusion de matches de curling, ajoute des poutines au menu, travaille l’architecture intérieure façon bar américain et le fait savoir sur le web va toucher une population fan du mode de vie québécois à tous les coups… ça peut marcher, non ? 🤔